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Polynésie française, île de Tahiti, passe de Paéa
Sa progression est lente et majestueuse, elle n'est pas pressée et commence juste à prospecter son domaine de chasse. Patiemment, elle a attendu que la lune se cache pour sortir de son antre et entamer sa ronde nocturne. Le secteur où elle habite est particulièrement dangereux car tous les soirs de sales individus s’embusquent sur ce lieu de passage obligé. Les populations qui vivent dans le coin, doivent se déplacer rapidement pour franchir cet espace étroit situé entre leurs refuges et la nourriture.
D'un côté il y a l'océan qui offre protection aux espèces pélagiques et de l'autre le lagon qui permet à d'autres familles de poissons de se cacher et de se reproduire. Elle, perfide et sournoise, attend que la nuit tombe… C'est le moment où un dangereux chassé-croisé va s'opérer entre ceux qui privilégient la lumière du jour et ceux qui sont adeptes de l'ombre. Dans la passe, elle sait que les assaillants du crépuscule attaquent sans relâche les groupes de victimes passant à leur portée. Le nombre de cibles potentielles est tel que les agresseurs se contentent de focaliser uniquement sur les individus qui sont mortellement touchés. Vu l'abondance de cibles, les prédateurs ne perdent pas leur temps à rechercher les proies blessées. Inévitablement, tous les soirs, des victimes diminuées viennent trouver refuge dans les anfractuosités du récif… et c’est à ce moment là qu'elle entre en scène !
Généralement, son attaque s'effectue au cœur du labyrinthe de rocs. Le poisson est, le plus souvent, suffisamment mal en point pour ne pas avoir la puissance de s’enfuir vers un espace dégagé. Le monstre impitoyable est particulièrement efficace au milieu des rochers et il y a peu de chance pour que la pauvre créature lui échappe. Le moindre battement, la plus petite goutte de sang ou, peut être… juste un petit souffle de peur attire comme un aimant l'implacable prédatrice.
Cette nuit, il semble qu'elle ait de la chance car son sixième sens vient déjà de l’avertir d'une bonne nouvelle. Elle a ressenti les vibrations habituelles : celles qui font frémir sa colonne vertébrale et lui donnent des frissons de plaisir. Sans rien voir, à plusieurs dizaines de mètres, elle sait qu’un pauvre hère a trouvé refuge dans une des grottes de la falaise. Prudente, elle préfère pénétrer dans la petite caverne en se collant à la paroi du plafond. Son entrée est particulièrement discrète car elle a pu glisser son corps dans une fente des rochers située à l’aplomb du seuil de la grotte. Sa robe sombre dissimulée dans la noirceur de la voûte, elle aspire goulûment l’odeur de mort que dégage la proie en dessous. La cible ne l’a pas repérée et sa prise ne devrait pas poser le moindre problème… en principe. Elle se jette de toutes ses forces depuis le plafond de la caverne sur sa victime déjà mise à mal par un autre combat.
Néanmoins, le scénario annoncé ne se produit pas et la première attaque, celle qui bénéficie de l'effet de surprise, tourne à l'avantage de la proie. A sa grande surprise, celle-ci est armée et a protégé le dessus de sa tête d'une pointe acérée. Au moment de l'impact, le pic effilé pénètre profondément dans la chair de l'attaquante qui doit se dégager en arrière d'un grand coup de queue.
Immédiatement, la présence de poison lui impose une souffrance bien supérieure à celle que peut donner la véritable blessure. Heureusement pour elle, son organisme est capable de s'accommoder avec la plupart des toxines présentes dans le secteur. Par contre si son métabolisme lui permet d'éviter la paralysie ou l'étouffement entraînés par ces substances, il ne lui évite pas la douleur. La faim et la rage la pousse à porter immédiatement une autre attaque, cette fois-ci de front, au ras du sable. Instinctivement elle sait que la pointe ne pourra l'atteindre, si elle essaie de frapper son adversaire par le bas. Mais l'individu est costaud et n'a pas l'intention de se laisser faire sans combattre. Il lui oppose une arme terrible sous la forme d'une cisaille épaisse capable de déchirer sa chair ou de broyer n'importe quel os. Le front du combattant est garni d'une protection épaisse contre laquelle elle ne peut rien et si la proie lui fait face, elle n'arrivera pas à percer ses défenses. Sa combativité légendaire la pousse à tenter des mouvements d'assauts répétés de chaque côté mais son adversaire collé au mur de la grotte résiste vaillamment. Elle comprend qu'elle n'arrivera pas à affoler sa victime et que celle-ci n'est pas prête à prendre la fuite. L'individu est âgé et possède suffisamment d'expérience pour savoir que s'il fuit, il signera son arrêt de mort.
Elle a du mal à se rendre à l'évidence et ne peut se résoudre à abandonner. Elle se dresse de toute sa hauteur, retombe, recule, revient à pleine vitesse pour s'arrêter presque à portée des armes de son ennemi. Mais rien n'y fait, la stratégie que mène son adversaire est efficace et il ne donne pas de signe de panique. Soudain l'attaquante s'arrête, grimace à la face de sa pseudo victime et décide de lui montrer son mépris. A quelques centimètres des armes braquées sur elle, elle se retourne lentement et part paisiblement sans un regard sur l'individu.
Gare à celui qui va la croiser maintenant car ce calme apparent n'est qu'une façade et peut déboucher sur la pire des folies meurtrières. Le baliste n'a toujours pas bougé, il continue d'agiter frénétiquement son énorme bec et n'en revient pas d'avoir échappé à la terrible murène.