CHASSE A L'ARC EN GUYANE
Toujours étonné par la courte durée du jour sous cette latitude, Michel
voit la lumière faiblir régulièrement depuis une petite heure. Bien qu’il ne soit que cinq heures de l’après-midi, la canopée qui lui cache le ciel accélère l’arrivée de l'obscurité. Inquiet de
s'aventurer vers l'inconnu à l'approche de la nuit, il se réconforte en restant à portée d'oreille de la rivière. Avançant facilement entre les grands arbres situés en retrait des berges
luxuriantes, il aperçoit un peu plus de clarté loin devant lui. Enfin, il débouche sur un large méandre de l'affluent qui a créé, comme l'en a averti le type, une prairie inondée. Avec
précaution, Michel s'agenouille contre le renfort d'un tronc et commence à examiner les alentours.
Cette fois-ci son regard peut porter suffisamment loin pour appréhender,
dans son ensemble, la lisière située sur l'autre rive. Caché en arrière du large virage effectué par le cours d'eau, il peut embrasser du regard les deux berges de l'affluent sur plus de deux
cents mètres. Luxe suprême en Amazonie, où peu d'endroits permettent ce recul nécessaire pour capturer tout le panel de verts qu'offrent les différents niveaux de la forêt. Toutefois, Michel n'a
pas le temps, ni le cœur à s'émerveiller. Il se reprend et commence à scruter la bordure de végétation qui jouxte les herbes rases devant lui. Décidé à suivre les indications de son sauveur, il
est fermement résolu à récolter un gibier. Il a beau se creuser la tête, il n'arrive pas à saisir dans quel but, le type veut utiliser la proie qu'il est censé exécuter.
Si le lacet de la rivière permet au soleil déclinant d'illuminer une des
berges, l'ombre située du côté opposé commence à devenir de plus en plus opaque. Prudemment, le chasseur décroche une flèche de son carquois d'arc afin d'être prêt. Son geste, mainte fois répété
depuis des années, est sûr et ne nécessite pas de quitter des yeux le paysage alentour. La cassure, entre les arbres de l'orée et la prairie, est si nette que l'on pourrait croire qu'un géant
s'est amusé à tailler la lisière jusqu'à plus de quarante mètres de haut. Balayant du regard la bordure, Michel ne repère aucun indice attestant la présence de gibier dans le secteur. Tous les
sens en éveil, il tente de découvrir une sente ou une trouée dans les branches qui pourrait indiquer un passage d'animaux. Lors d'une chasse à l'affût, surtout entre ″chien et loup″, la technique
est simple : scanner en permanence la périphérie de son champ de vision; encore et encore. Il observe à nouveau le grand arc de cercle d'herbes inondées qui longe la rive. Depuis sa position, il
lui semble que la végétation rase s'arrête au bord de l'eau et qu'aucune cachette n'est possible de ce côté-là. Pourtant, c'est dans cette direction, à n'en pas douter, qu'il vient d’entendre
s'ébrouer un animal suivi d'un trottinement sur des graviers. Comprenant qu'il existe une marche entre la fin de la prairie et le bord de l'eau, il se redresse, tout en restant aligné derrière le
tronc de son arbre. Une fois debout, il voit apparaître le dos roux d'un mammifère qui vient de prendre pied sur la rive en contrebas. Le cœur battant à tout rompre, Michel distingue le museau
carré caractéristique d'un capibara à travers les herbes. Intelligemment, l'animal a posé sa tête au niveau de la prairie pour observer les environs avant de venir se régaler à découvert des
pousses tendres. Pendant un long moment, il reste sans bouger; enfin, le gros rongeur se décide à grimper sur la berge à moins de trente mètres. L'homme a suffisamment d'expérience pour ne pas se
précipiter d'autant plus que le capibara commence à manger en lui faisant face. Sans faire un mouvement, Michel attend patiemment qu'au hasard de son repas, l'animal se présente de côté.
Suffisamment prêt pour entendre la mastication de son gibier, il reste de marbre en espérant une occasion de tir.
Soudain, du côté de la rivière, un autre mouvement attire son regard. Un
nouvel animal débouche sur la prairie et, rassuré par la présence de son congénère se met directement à brouter. Afin de dissimuler son geste, le chasseur se penche légèrement en arrière, tend le
bras et tire sur les câbles de son arc. L'instant est crucial, le mouvement ample qui assure la démultiplication des poulies, peut être repéré des animaux qui sont maintenant tout près. Michel a
bien choisi son moment, il bénéficie des trois secondes dont il a besoin pour aligner son viseur sur le cœur du capibara le plus proche. Idéalement placé de trois quart arrière, le gibier est
transpercé de part en part par le trait poussé avec une puissance de quatre vingt cinq livres. D'un prodigieux réflexe, la bête touchée fait un bond en l'air et tente de partir vers la rivière.
Les terribles lames de la flèche font immédiatement leur office et l'animal s'effondre d'un coup alors que l'on entend le plouf de son compagnon dans le cours d'eau. En bon archer, Michel encoche
un nouveau trait et s'avance doucement vers la proie. Sa précaution est inutile : son tir a été parfait. C'est la première fois que le métropolitain est en présence de ce mammifère qui est le
plus gros rongeur du monde. Ce spécimen doit peser dans les cinquante kilos et parait définitivement plus proche d'un cochon que d'un lapin.